6 – À L’HÔPITAL LARIBOISIÈRE

— Croyez-moi, monsieur Juve, dit M. de Maufil, directeur de l’hôpital Lariboisière, en agitant la carte que l’inspecteur de la Sûreté venait de lui faire passer quelques minutes avant en demandant ce matin au service de la Préfecture de déléguer ici quelques inspecteurs, je n’avais point fait mention de votre nom...

Juve goûtait peu les phrases aimables.

— Ma foi, monsieur le directeur, vous n’ignorez pas qu’à la préfecture, chaque matin, mes collègues et moi nous nous rendons à ce qu’on appelle « le rapport »...

— En effet, mais...

— Permettez !... Or, ce matin, M. Havard nous a lu au « rapport » votre lettre où il était fait mention d’un individu que je recherche. Cet individu, c’est l’apache Loupart, dit le Carré ; vous comprenez.

— En effet, monsieur, je comprends, mais vous auriez pu déléguer l’un de vos agents ?...

— Du tout ! je préfère agir moi-même... d’ailleurs, – et Juve ne dissimulait point un certain sentiment de vanité blessée, en prononçant ces derniers mots, – d’ailleurs je ne suis qu’inspecteur principal de la Sûreté, par conséquent je dois me mettre à la disposition de tous ceux qui font appel à nos services.

— Oh ! monsieur Juve ! votre popularité...

— Mais de quoi s’agit-il, monsieur ?

— Je vous l’ai dit, d’une affaire banale. Vous n’avez jamais visité Lariboisière, monsieur Juve ?

— Non. Je connais quelques salles seulement.

— Eh bien, figurez-vous, monsieur Juve, qu’avant-hier nous recevions au service du docteur Patel, une malade qui s’était présentée à l’aube, atteinte de troubles gastriques, consécutifs, très probablement, à l’ingestion d’aliments de mauvaise qualité...

— C’est le diagnostic du docteur ?

— Parfaitement. C’est le diagnostic porté à la visite, diagnostic confirmé plus tard et qui a valu à cette jeune femme, l’admission définitive par le médecin traitant. La femme nous avait donné comme identité, le nom de Joséphine, demeurant à Paris, rue de la Goutte-d’Or. Jusqu’ici, n’est-ce pas, rien que de très naturel ?...

— En effet, je ne vois pas en cela quoi que ce soit de suspect...

— Eh bien, monsieur, quelques heures après son entrée à l’hôpital, c’est-à-dire le même jour vers onze heures du matin, cette femme a reçu une lettre, lettre apportée par un commissionnaire qui a insisté tout spécialement auprès du portier pour qu’on la fasse parvenir tout de suite à la malade. J’estime que mon hôpital est un des mieux administrés, je donne des ordres à mon personnel, absolument rigoureux, pour que tout soit toujours fait pour rendre à mes malades le séjour de la maison le moins triste possible. On apportait une lettre, le garçon qui l’a reçue s’est empressé de la monter lui-même immédiatement à la malade admise le matin dans le service du docteur Patel... La malade a reçu la lettre, l’a lue, et soudain a poussé un cri de terreur. Elle n’a pas voulu communiquer sa lettre ni à l’infirmière, ni à l’interne.

— Et alors ? demanda Juve.

— Alors, la fille Joséphine a déclaré péremptoirement qu’elle voulait quitter l’hôpital, immédiatement, à la seconde, et retourner chez elle ! Je vous ai dit que cette malheureuse était atteinte d’une fièvre violente... consentir à son départ, c’était l’envoyer à la mort. L’interne a parlementé, a refusé de donner le bulletin de sortie, a cité le règlement qui n’autorise les malades à quitter la maison que chaque matin après la visite... rien n’y a fait ! la fille voulait absolument s’en aller, ameutait toute la salle, prétendait, ce qui est d’ailleurs exact, qu’aucune autorité au monde n’a le droit de retenir un malade dans un hôpital...

— L’interne a eu une inspiration, il m’a envoyé cherché ! J’ai calmé la malheureuse, lui disant que j’étais son ami, que je ne lui voulais que du bien, qu’il était absolument imprudent pour elle de s’en aller, tant et si bien qu’elle a fini par me confier la lettre. La voici.

Juve ouvrit l’enveloppe que lui tendait le directeur de Lariboisière, et lut :

« Je reviens de la tôle. Tu n’y es pas. Je ne veux pas de ces giries, t’es pas plus malade que moi,... Donc voilà ce que je te dis : ou tu vas quitter l’hôpital et rappliquer à la maison immédiatement, ou demain, vendredi, à l’heure de la visite, aussi vrai que je m’appelle de mon nom, tu recevras deux balles dans la peau pour apprendre à te taire. »

— Bien ! bien dit-il, c’est parfait !...

— Vous trouvez cela parfait ? demanda le directeur.

— Je trouve que c’est très clair...

— Vous comprenez ce qui se passe ?

— Oui monsieur... mais, continuez.

— La fille Joséphine est persuadée que demain, le Loupart viendra la tuer !...

— Vous lui avez dit cependant...

— Évidemment ! je lui ai représenté qu’on n’entrait pas ici comme on entre chez un marchand de vins, qu’étant prévenu, je ferais surveiller les visiteurs.

— Et qu’a-t-elle répondu à tout cela ?

— Rien, ou peu de choses !... J’ai parfaitement compris qu’elle se considérait comme condamnée, qu’elle avait beaucoup plus de confiance en l’audace de Loupart qu’en ma prudence. Si elle reste, c’est qu’elle sent bien elle-même qu’il lui est impossible, dans son état de faiblesse, de regagner son domicile !...

— Vous avez raison. Monsieur, c’est triste à constater, mais les gens comme le Loupart, les apaches pour tout dire, savent à ce point se faire aimer des filles qui les nourrissent, qu’en vérité celles-ci arrivent à ne plus avoir confiance qu’en eux seuls. Mais, quelles précautions comptez-vous prendre ?...

— Je voudrais bien savoir auparavant, pourquoi tout à l’heure, vous disiez avoir compris les causes de la menace que cet individu adresse à sa maîtresse. En fait, cette femme est réellement malade et vraiment, je ne vois pas trop ce que son amant peut lui reprocher ?

Juve hésita quelques secondes.

— Ce serait trop long, dit-il. Sachez seulement, monsieur le directeur, que cette Joséphine, que vous voyez aujourd’hui trembler sous la menace de son amant, a, il n’y a pas longtemps de cela fourni à la police de précieuses indications sur lui. Je garde ce document, monsieur le directeur, c’est une preuve matérielle des intentions criminelles du Loupart...

— Mais va-t-il aller plus loin ?

— Je ne sais pas, dit Juve.

— Oh ! je crois ces individus capables de tout, mais enfin..., lorsque le Loupart annonce qu’il viendra tuer, ici, à l’hôpital, avant trois heures, sa maîtresse... C’est-à-dire, que lorsqu’il nous prévient de ses intentions, il me semble qu’il doit être facile de le mettre hors d’état de nuire ?...

— C’est-à-dire qu’il vous semble que la police à toutes facilités pour empêcher ce crime ?

— Mon Dieu... oui...

— Eh bien, vous vous trompez !

— Je me trompe ?

— Certes ! Vous vous trompez, monsieur le directeur, pour une raison bien simple ! Nous sommes empêchés, nous autres policiers, d’agir utilement par une foule de règlements, de dispositions, sauvegardant la liberté individuelle, je le veux bien, mais paralysant en quelque sorte notre action. Un individu comme le Loupart, envoyant une pareille menace de mort, devrait être immédiatement arrêté ; en fait, je n’ai point de mandat d’amener en poche, n’est-ce pas. Et je vous dis ceci, monsieur le directeur, sans qu’il soit besoin d’entrer dans de plus amples détails qui, sans doute, ne vous édifieraient pas. Les honnêtes gens sont désarmés contre les criminels ! c’est que, lorsqu’un homme fait bon marché de sa vie, lorsqu’il est décidé à tout risquer pour arriver à un but qu’il s’est fixé, quel que ce soit ce but, il a bien des chances de l’atteindre ! Le Loupart veut tuer sa maîtresse ? très bien ! nous le savons ; je vais prendre toutes les mesures nécessaires. Je vais remplir demain matin votre hôpital d’inspecteurs de police, d’indicateurs... je ferai surveiller les portes, je ferai examiner toutes les personnes qui se présenteront à la visite... eh bien ! malgré tout cela, monsieur le Directeur, malgré les ressources dont je dispose, malgré l’énergie que je suis décidé à employer, je suis bien convaincu que s’il est nécessaire d’arrêter le Loupart, j’arriverai à l’arrêter mais je ne tiens pas pour certain de l’empêcher de tuer s’il veut tuer !

— Mais monsieur Juve, il faut faire transporter cette malade, cette fille Joséphine, dans un autre service..., il faut la changer d’hôpital au besoin ?

Juve hochait la tête :

— Et montrer, n’est-ce pas, au Loupart que nous sommes avertis de ses intentions ? Lui jeter un défi ? piquer son amour propre de bandit ?... Non, monsieur le directeur, ce n’est point ainsi qu’il faut opérer.

— Vous avez trop l’habitude, dit-il, de ces sortes d’affaires, monsieur Juve, pour que je ne m’incline pas devant vos avis. Que comptez-vous faire ?...

— Visiter l’hôpital, d’abord, me rendre compte, par moi-même, de la disposition des lieux, étudier la façon dont cet apache pourrait s’y prendre pour commettre son crime... prévoir l’endroit où je cacherai mes policiers...

M. de Maufil sonna un infirmier et lui enjoignit de conduire Juve au service du docteur Patel :

— En tout cas, monsieur l’inspecteur, je n’ai pas besoin de vous dire que tout le monde ici est à votre disposition...

Juve remercia et prit congé.

— Étrange histoire, se disait-il, étrange histoire que cette affaire d’apache... je me demandais justement si Joséphine ne s’était point moquée de moi en m’envoyant la dénonciation qui a attiré mon attention sur le Loupart. Il semble bien, d’après la lettre de ce dernier, que rien ne soit moins vrai...

L’infirmier qui précédait Juve se retourna pour interroger le policier :

— Je dois vous conduire au service du docteur Patel ?

— Oui, mon ami, mais, auparavant... Voyons, où commence-t-il exactement par rapport au bâtiment principal ?

L’infirmier s’arrêta. Lui et Juve se trouvaient à ce moment près d’un large pavillon formant le corps principal de Lariboisière. L’infirmier pointa l’index vers une série de fenêtres, situées sous les toits :

— Tenez, dit-il, le service commence juste à la fenêtre qui fait le coin de la maison et va jusqu’à la fenêtre qui se trouve près de la corniche.

— Service double, je suppose, hommes et femmes ?

— Oui, monsieur. Vingt lits d’hommes, trente de femmes.

— En deux salles, bien entendu ?

— Naturellement, monsieur, en deux salles : à droite les hommes, à gauche les femmes.

— Et quelles sont les voies d’accès pour entrer dans la salle des femmes ?

— Oh ! ce n’est pas compliqué, monsieur ; le service du docteur Patel est au dernier étage de l’escalier... on entre dans la salle des femmes, soit par la porte du bout, je veux dire par la porte qui donne sur l’escalier, soit par la porte du fond qui communique avec le laboratoire du chef de clinique, le cabinet de l’interne de garde, les dépendances du service...

— Parfait... et les visiteurs, par où entrent-ils ?

— Quels visiteurs, monsieur ?

— Les parents, les amis des malades ?

— Les visiteurs montent toujours par le grand escalier.

Juve considérait longuement les fenêtres que venait de lui indiquer l’infirmier, puis il reprit sa marche :

— Allons ! dit-il, faites-moi visiter le service du docteur Patel...

— Bien, monsieur dit l’infirmier.

***

Lorsque, après avoir gravi l’escalier, Juve, toujours en compagnie de l’infirmier, pénétra dans la salle, le docteur Patel était en train d’examiner ses malades. Il allait de lit en lit, la mine grave, interrogeant avec bienveillance chacune des femmes en traitement, écoutant les observations des internes, qui s’empressaient autour de lui, enfin se tournant vers le groupe des étudiants, des médecins, il prononça pour leur bénéfice un petit cours familier.

— Messieurs ! disait le professeur au moment où le policier prenait place parmi ses élèves, messieurs, la malade que nous venons de voir ensemble présente un cas fort bénin et fort classique de fièvre intermittente. Les sérodiagnostics n’ont donné aucun résultat appréciable, il est donc impossible d’arriver, en l’état actuel à...

Une main se posa sur l’épaule de Juve :

— Il est admirable ce brave Patel ! souffla l’étudiant qui s’appuyait ainsi sur le policier. Avec ça que les sérodiagnostics sont toujours absolument significatifs !... Vous avec vu le 6 ce matin ? Une typhoïde caractérisée... hein ? Qu’en pensez-vous ?

Ennuyé de cette question imprévue, Juve se demandait ce qu’il allait répondre, lorsque, tournant la tête, il ne put retenir une exclamation de surprise :

— Vous ! docteur ?

— Vous ! monsieur Juve, ici ? Vous me cherchiez ?

L’étudiant qui s’était appuyé sur son épaule n’était autre que le docteur Chaleck !

— Vous êtes donc attaché à cet hôpital ?

— Dites-moi, monsieur Juve, répétait le docteur. Vous désiriez me voir ?

— Mais nullement !... Je ne savais même pas que vous apparteniez à Lariboisière !

— Oh ! je ne suis qu’autorisé à suivre les cours.

— Moi, j’y suis venu en curieux...

— Seulement ? En tout cas, permettez-moi de vous remercier du service pour l’autre jour... l’agent qui vous accompagnait semblait me prendre pour le coupable !

— Dame ! confessa Juve, les apparences...

— Hé ! répondit-il, c’est ce qui m’épouvante... Évidemment je ne crains pas qu’on m’arrête ou qu’on m’accuse, seulement, le monde est si bête ! Les gens sont si méchants que, la chose s’ébruitant, il s’en trouvera bien pour me soupçonner ou tout au moins me considérer avec méfiance !

— Oh ! docteur !

— Mais si !... Ne protestez pas ! Et pourtant j’ai été victime d’un vol.

— En effet...

— Et je ne suis pas riche ! vous savez du nouveau ?

— Pas encore.

— Vous ne suivez aucune trace ?

— Aucune !

— Il faudra pourtant bien que la vérité soit connue ?...

— Cela, je vous en donne ma parole ! Il y a dans cette affaire des détails mystérieux. Je veux savoir la vérité...

— Ce qu’il faudrait, c’est connaître l’identité exacte de la femme assassinée.

— Ou tout au moins, continuait Juve, deviner comment cette femme a été tuée. Voyons, entre nous, docteur, vous devez bien avoir une idée ?

Le docteur Chaleck, une fois encore, avait un geste de doute :

— Je ne sais pas ! je n’arrive pas à me faire une opinion... Le corps était broyé, écrasé, n’est-ce pas ? Comment diable l’assassin a-t-il pu procéder ? Je vous avoue que je me le demande avec une anxiété grandissante...

Le docteur Chaleck s’interrompait. Du geste, un interne l’appelait :

— Excusez-moi, dit-il à Juve, je ne puis faire attendre mon confrère, on me réclame pour un pansement que j’ai fait moi-même... Mais, dites-moi, véritablement vous n’allez pas voir un malade ? Je serais heureux de me mettre à votre disposition pour le recommander... ?

— Non, non, merci, répondit Juve, au revoir, docteur !...

— À bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui, oui, à bientôt...

— De plus en plus bizarre ! murmura Juve. Dans tout cela, on ne peut rien comprendre ; Joséphine écrit que le Loupart veut voler Chaleck. Je file le Loupart, il m’échappe... Je passe ma nuit dans une pièce où je ne vois rien et où, cependant, il se commet un crime abominable, affolant... Or, non seulement je ne vois rien, mais je n’entends rien ! alors que l’assassinat se passe à un mètre de moi. Le docteur Chaleck, propriétaire de la maison n’entend rien, ne voit rien non plus et ne connaît même pas la victime que l’on découvre le lendemain matin chez lui !... Là-dessus, notre indicatrice, Joséphine, entre à l’hôpital : mal d’estomac... dit-on... hum !... Empoisonnement peut-être ? et elle reçoit une lettre de menace de Loupart... puis, lorsque j’arrive à l’hôpital pour m’occuper de la protéger, voici que je rencontre... qui ? le docteur Chaleck !...

Juve se tournant vers l’infirmier qui l’accompagnait :

— Dites-moi, vous connaissez la personne à qui je parlais tout à l’heure ?

— Le docteur Chaleck ? oui, monsieur.

— À quel titre est-il ici ?

— C’est un docteur étranger, monsieur, je crois... un Belge il me semble ?... en tous cas, c’est un médecin autorisé par la direction à suivre les leçons de clinique des chefs de service et à faire des recherches dans le laboratoire de l’hôpital... Mais il n’est ni interne, ni quoi que ce soit dans l’administration...